Orlane Guéné, créatrice de jeux vidéo

Orlane Guéné, créatrice de jeu vidéo


Orlane Guéné, le virtuel en horizon

Le virtuel l’a ancrée dans la réalité… À seulement 25 ans, Orlane Guéné a réalisé la conception d’un jeu vidéo, Chronotopia, et en a profité pour créer sa société, en faisant un pied de nez à son diagnostic du syndrome d’Asperger posé en 2012. Elle se dirigeait, résignée, à travailler dans la fonction publique. Elle décide finalement de tenter l’aventure à l’égal des héroïnes de jeu dont elle écrit les histoires… 

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Orlane Guéné : Je suis une littéraire dans l’âme. Après un bac L, j’ai passé deux ans en classe préparatoire, puis je suis allée à l’université pour compléter ma licence de Lettres Modernes. J’étais plutôt heureuse là-bas, mais je savais aussi qu’il n’y aurait aucun débouché pour moi. Je ne voulais pas devenir professeur à cause de mes difficultés à l’oral et les places étaient chères dans les secteurs de l’édition ou de la bibliothèque où se retrouvaient tous les autres étudiants. Je me suis donc dit qu’il fallait que j’apprenne un vrai métier, que je sois raisonnable… Et je suis partie à l’IPAG pour faire un master d’administration publique. J’étais destinée à passer les concours de la fonction publique et j’ai bel et bien tenté ma chance. Mais la confrontation avec la réalité de l’emploi m’a complètement démotivée. 

Je n’ai été diagnostiquée « autiste Asperger » que sur le tard. Cela faisait des années que j’étais persuadée d’être différente, mais je ne parvenais pas à mettre de mots sur le pourquoi. Il a donc fallu attendre 2012 pour que j’obtienne la réponse. Je me suis rendu compte que mon handicap ne serait jamais véritablement pris en compte, même si mes supérieurs étaient bienveillants, et que l’embauche même relevait de l’impossible. La perspective de rester inactive ou malheureuse au travail toute ma vie me semblait trop déprimante, j’ai donc préféré prendre les choses en main. C’est comme cela que j’en suis venue à créer ma propre entreprise.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer votre jeu vidéo ?
Orlane Guéné : C’est assez simple… J’ai toujours aimé inventer des histoires, et ce depuis l’enfance. Je me suis donc naturellement mise à en écrire et j’ai progressivement été frustrée par les limitations de ce médium. Je voulais inclure à mes récits une poignée d’illustrations afin d’en représenter les grands moments, mais aussi proposer une liste de lecture de morceaux qui à mon sens étaient susceptibles de plonger le lecteur dans l’ambiance voulue. Aussi, quand je suis tombée sur les romans interactifs (ou visual novel), j’ai tout de suite su que c’était ce qu’il me fallait ! Grâce à ce médium émergent, l’emphase reste sur le texte (contrairement à un film, par exemple), tout en offrant des possibilités similaires au jeu vidéo, en termes d’immersion et d’interactivité. Le compromis parfait ! J’ai donc très vite délaissé l’écriture de romans papiers pour me tourner vers les romans interactifs.

Il y a également une part de contexte : par le passé, j’ai eu l’occasion de participer à des concours littéraires et j’en suis sortie extrêmement pessimiste sur mes chances de pouvoir un jour partager mon univers. Il est très difficile de percer dans l’édition lorsqu’on fait partie d’une minorité et les règles du milieu sont particulièrement rigides, ce qui ne me convenait pas du tout. Puisque le visual novel est encore balbutiant en France, j’ai eu l’impression que tout était encore possible et que ma créativité pourrait pleinement s’y exprimer. Je me suis donc lancée dans l’aventure et je ne le regrette pas. Mais je n’exclus pas pour autant de revenir au roman papier ou de créer des jeux vidéos plus traditionnels !

Comment s’est passée sa réalisation ? 
Orlane Guéné, créatrice de jeu vidéo
Orlane Guéné : C’est bien moi qui écris le scénario de tous les projets développés par Träumendes Mädchen et je suis aussi très attentive à leur traduction pour éviter au maximum la perte de sens d’une version à l’autre. J’ai fondé cette entreprise pour pouvoir partager mes histoires et développer un univers, l’image qui lui est associée est donc profondément liée à mon style en tant qu’auteur et mes convictions personnelles… pour le meilleur et pour le pire.

De manière plus étonnante, je suis également responsable de la partie technique. En tant que femme et littéraire, j’ai longtemps été persuadée que la programmation n’était pas pour moi et que je n’y arriverais jamais. Pendant des années, alors que l’équipe était encore amateure, j’ai donc fait appel à un ami programmeur. Nous utilisions Ren’Py, un logiciel libre spécifiquement utilisé pour la création de visual novel et connu pour être à la fois très accessible et permissif. Et petit à petit, en le regardant faire, j’ai fini par comprendre comment Ren’Py fonctionnait et je me suis occupée d’une part grandissante du travail, jusqu’à m’en charger complètement. Aujourd’hui, c’est donc moi qui programme mes jeux et je trouve beaucoup de plaisir à m’améliorer dans un domaine que je n’aurais jamais cru apprécier auparavant.

Pour ce qui est de la réalisation, je complète mes compétences avec des artistes freelances auxquels je fais appel selon les projets. Je cherche notamment des musiciens et des dessinateurs, ainsi que des traducteurs pour rendre les jeux accessibles à un plus large public. Toute la difficulté revient à trouver les personnes qui correspondent le mieux et à parvenir à gérer l’équipe. Parfois nous ne nous comprenons pas forcément, car il y a toujours des interprétations divergentes sur la manière de faire vivre l’histoire, et la barrière de la langue complexifie davantage le processus lorsque mes interlocuteurs ne parlent pas français. D’une certaine manière, je suis à la fois le scénariste et le metteur en scène et je dois tout le temps faire la navette entre les différents artistes afin de construire un tout cohérent. C’est d’ailleurs une chance que je m’occupe des deux extrémités du processus (le texte et la mise en forme via la programmation) car cela me permet d’avoir une vision d’ensemble du projet.

Combien de temps avez-vous mis pour réaliser votre projet ?
Orlane Guéné : Sur Chronotopia, qui est notre premier projet commercial, nous en sommes déjà à plus d’un an de développement et nous n’avons pas encore fini ! Il nous a fallu neuf mois pour sortir une démo très fournie qui représente à peu près 10 % du jeu. Chronotopia est une œuvre résolument ambitieuse, qui aura très certainement une durée de lecture équivalente à une trentaine d’heures, du coup cela nous prend beaucoup de temps. Il faut dire que c’est en partie de ma faute : j’ai dû mal à être concise lorsque j’écris ! J’espère tout de même que le projet sortira d’ici 2018.

Comment a été accueilli Chronotopia ?
Orlane Guéné : Chronotopia n’étant pas encore été sorti, cela reste difficile à estimer, mais en tout cas la démo a reçu des retours plutôt positifs. Nous avons lancé une campagne de financement participative pour financer le reste du jeu et nous avons réuni près de 14 000 €, ce qui est très bon signe ! Reste à transformer l’essai. Mais je suis certaine que les fans qui nous suivent depuis nos premiers pas apprécieront : ils savent à quoi s’attendre avec moi, ils connaissent mon style et mon goût pour l’inhabituel. L’enjeu va être de trouver un public plus large et de convaincre de nouveaux lecteurs. J’œuvre déjà en ce sens en publiant de nouvelles versions de nos petits romans gratuits sur Steam, une grosse plateforme pour les joueurs PC. Le premier a d’ores et déjà rencontré un franc succès, je ne peux donc qu’espérer que ces personnes soient suffisamment intriguées pour jeter un œil à Chronotopia lors de sa sortie !

Quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées ?
Orlane Guéné, créatrice de jeu vidéo
Orlane Guéné : Les pièges sont nombreux lorsqu’on se lance dans la création de jeux vidéo et le type des romans interactifs ne fait malheureusement pas exception à la règle. Il y a par exemple le « scope creep » qui représente une expansion incontrôlable du dit projet. Je suis un peu coupable de ce dernier défaut dans la mesure où, à l’origine, Chronotopia n’était censé être qu’un jeu à la durée moyenne ne nécessitant pas trop d’investissement et non le mastodonte qu’il est en passe devenir. Mais plus qu’une dérive incontrôlable, je pense qu’il s’agit d’une erreur d’estimation de ma part : étant encore novice en la matière, j’ai prévu un temps de développement trop serré. C’est ainsi et je ne répéterais pas cette erreur la prochaine fois.

J’ai également rencontré quelques difficultés relatives à mon handicap. En tant qu’Asperger, il est souvent difficile pour moi de m’occuper de l’humain. Je dois apprendre à correctement évaluer à quel moment arrêter d’avoir recours à un collaborateur qui ne peut plus accomplir sa part du travail ou au contraire à comprendre son fonctionnement  pour que notre partenariat se déroule au mieux. Ajoutez à cela la gestion de la partie administrative, très envahissante et épuisante, ou encore la promotion des jeux qui requiert une aisance que je n’aurais probablement jamais, et vous obtenez un sacré concentré de défis ! Mais ça fait partie du jeu : je repousse sans arrêt mes limites et j’apprends de nouvelles choses par la même occasion.

À quel moment avez-vous monté votre entreprise ? 
Orlane Guéné : L’entreprise Träumendes Mädchen a été montée en décembre 2015, mais l’activité existait déjà depuis 2012. Au début, je réalisais des romans interactifs de manière complètement bénévole sur mon temps libre. Une équipe de passionnés s’est organisée autour de l’idée et nous avons sorti de nombreux petits jeux gratuits. Cette période a été très enrichissante pour moi et c’est comme cela que j’ai eu envie de passer à la vitesse supérieure en proposant des projets commerciaux. J’ai donc fait les démarches pour créer l’entreprise, emprunter de l’argent et me suis lancée dans l’aventure en espérant être en mesure de rembourser les prêts dès que possible. En y repensant, c’était un pari assez fou et je ne suis toujours pas sortie d’affaire ! Mais j’avais la sensation qu’il valait mieux que j’essaye et que je me plante plutôt que de regretter toute ma vie de ne rien avoir tenté.

N'avez-vous pas hésité à créer votre entreprise, notamment à cause de ce parcours du combattant?
Orlane Guéné : Les tâches administratives sont un vrai calvaire pour moi et probablement ce qui me fait le plus douter de mes compétences. Je dirais même qu’il s’agit d’une forme de violence symbolique qui ne sert qu’à décourager les personnes vulnérables, comme les handicapés, et c’est justement pour cela que j’ai décidé de ne pas me décourager. J’ai eu le choix entre les formalités administratives et Pôle Emploi. J’ai choisi les formalités administratives utiles parce que je veux prouver que je suis capable de gérer une entreprise malgré mon handicap. Je fais donc de mon mieux au quotidien en espérant obtenir prochainement suffisamment de fonds pour faire appel à un comptable et/ou un juriste et ainsi regagner ma tranquillité d’esprit. Ce n’est pas quelque chose que je recommanderais autrement qu’en tant que mesure temporaire !

Avez-vous bénéficié d'aides ou d'un accompagnement spécifique, liés au fait que vous soyez Asperger?
Orlane Guéné : Oui et non. Je me suis moi-même tournée vers des structures d’accompagnement des créateurs d’entreprise, mais la plupart du temps je savais déjà ce que je voulais et je n’y ai pas appris grand-chose malgré leurs bonnes intentions. Je pense qu’il vaut mieux prendre les choses en main soi-même sinon l’entreprise ne voit jamais le jour… Et, en tant qu’Asperger, je n’ai malheureusement eu le droit à rien, car les rares aides pour travailleurs handicapés ne sont pas du tout adaptées.

Quels sont vos projets ?
Orlane Guéné : Pour l’instant, je suis surtout concentrée sur le développement de Chronotopia, et puis je suis régulièrement embauchée sur d’autres projets en tant que programmeuse. Cela me permet d’expérimenter encore des choses très différentes. Dans le même temps, je continue à publier les jeux courts de l’équipe et je croise les doigts pour que la future sortie de Chronotopia, car c’est surtout cela qui va déterminer nos prochains jeux commerciaux. Je déborde d’idées, mais il me faut tout de même de l’argent pour les réaliser !

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